Notre-Dame de Paris, au cœur de la Jungle urbaine
Homo homini monstrum – L’Homme est un monstre pour l’Homme. Ces mots, gravés sur les murs du bureau de Claude Frollo, résonnent comme une sombre vérité dans Notre-Dame de Paris. En réinterprétant la célèbre formule de Plaute : Homo homini lupus – L’Homme est un loup pour l’Homme, Victor Hugo explore une vision de l’humanité marquée par la monstruosité et la déshumanisation. Mais quelle est la réelle signification du mot « monstre » dans son œuvre ? Jusqu’où va cette déshumanisation et comment Hugo la met-il en scène ? Pour y parvenir, l’auteur peuple son roman de personnages oscillant entre humanité et animalité, brouillant les frontières morales. Mais pourquoi Hugo s’amuse-t-il à animaliser ses personnages et leur univers dans Notre-Dame de Paris ? S’agit-il seulement d’un artifice littéraire ou bien cette animalisation porte-t-elle une signification sociale et philosophique ? Pour y répondre, nous verrons que Victor Hugo se sert de l’animalité au premier abord pour caractériser ses personnages, puis nous observerons que cette animalisation a pour but de dénoncer les discriminations en société, et finalement nous aborderons une animalité qui touche au-delà des traits de caractère et qui nous fait nous questionner sur la nature humaine et son dualisme avec l’animal.
Avant d’approfondir l’analyse, il est essentiel de préciser certains termes clés. L’animalisation désigne l’action d’abaisser un être au rang d’animal, que ce soit par son apparence ou son comportement, impliquant souvent une dégradation[1]. L’animalité, quant à elle, renvoie, d’après le Larousse, à l’ensemble des caractères propres à l’animal par opposition aux facultés humaines. La monstruosité désigne ce qui choque les normes sociales ou la raison. Enfin, la déshumanisation fait référence à la perte des traits humains, réduisant l’individu à un être inférieur[2].
Victor Hugo utilise l’animalisation pour caractériser les personnages de son œuvre. Cette description peut être scindée en deux types : celle du narrateur, plus descriptive et nuancée, et celle des personnages entre eux, souvent plus violente et virulente.
Dès leur introduction, la plupart des personnages principaux de Notre-Dame de Paris sont décrits de manière valorisante et humaine, pourtant certains n’ont pas cette même chance.
Bien que la description d’Esmeralda reste, en apparence, humaine, Victor Hugo y insère tout de même une comparaison animale : il la qualifie de « mince, frêle et vive comme une guêpe »[3], avant de la désigner comme une « surnaturelle créature ».3 À travers ces termes, elle n’est plus une personne, mais un personnage, presque une bête de foire. Son individualité s’efface au profit d’une figure fantasmatique. Le lecteur, comme les autres personnages, n’a même plus besoin de connaître son prénom : on l’appelle « la Esmeralda », de la même façon qu’on dirait « la guêpe » ou « la créature ». Ce choix d’article défini contribue à la déshumaniser, à l’animaliser, à la réduire au rang d’objet ou
même à faire d’elle une figure spectaculaire plus qu’un être humain. Ce n’est plus seulement la perception du lecteur : c’est la manière dont elle est véritablement perçue dans l’univers du roman.
L’animalisation de Quasimodo, quant à elle, dépasse le cadre de la simple description physique. Il est qualifié de « créature » et de « monstre », et ses actions sont exprimées avec un vocabulaire déshumanisant : « Il rugissait, il écumait, il mordait »3. Ces termes évoquent le rugissement d’un lion, la morsure d’un chien, et l’écume, qui fait sans doute référence à la rage. Quasimodo incarne ainsi une accumulation d’images animales, chacune plus dégradante que l’autre. Cette comparaison est réaffirmée plus tard, lorsqu’il se retrouve face à Coppenole. À son mouvement brusque, ce dernier recule, et le narrateur – donc l’auteur – compare cette réaction à celle d’un « chat devant un bouledogue »[4].
Il est très intéressant de voir qu’à la manière des autres, Victor Hugo participe à une description et une qualification dégradante des personnages. La cruauté dans ses mots, les mots complètement acerbes d’Hugo le mettent au même niveau que tout le reste des personnages. Alors qu’on aurait pu penser que le narrateur allait lisser ses propos pour blesser le moins possible les personnages, c’est tout l’inverse, devenant à son tour ce que, par empathie pour les personnages, le lecteur considère comme monstrueux.
L’exemple le plus frappant de l’animalisation entre personnages apparaît avec Gringoire. Ce dramaturge, issu d’un milieu modeste, tente de présenter sa pièce Le Bon Jugement de Madame la Vierge Marie au peuple. Mais son public se désintéresse rapidement de cette mise en scène intellectuelle et se détourne vers des divertissements plus instinctifs, notamment le concours de grimaces. Cette scène illustre l’animalité humaine : les participants déforment leurs visages à l’extrême, imitant presque des bêtes, tandis que la foule réagit avec des cris et des rires incontrôlés. Dépité, Gringoire finit par les insulter en s’écriant : « Belle cohue d’ânes et de butors que ces Parisiens ! ».4 À travers cette comparaison, il les réduit à des êtres primitifs, incapables de saisir l’art et préférant des plaisirs bestiaux à une réflexion intellectuelle plus poussée.
Bien que l’animalisation serve principalement à caractériser les personnages, Victor Hugo va au-delà de la simple description. Il l’utilise aussi pour dénoncer la déshumanisation résultant des discriminations sociales et raciales.
Comme des animaux en meutes, le peuple rejette ceux qui sont différents pour des raisons sociales. Dans cette œuvre, le pauvre animal rejeté serait sans aucun doute Quasimodo. Enfermé au sommet de Notre-Dame, il vit aux côtés des gargouilles, figures monstrueuses que l’Église assimile au diable et qui symbolisent la tentation et les désirs inassouvis, surgissant des profondeurs de l’inconscient. Du haut de sa cathédrale, tel un voyeur, Quasimodo observe le peuple en dessous de lui. Dans la religion, la hauteur est synonyme de paradis, on pourrait avoir l’impression d’un ange observant les enfers (le peuple) pourtant, sa proximité avec les gargouilles amène malgré lui le peuple et le lecteur à l’assimiler à ces créatures de pierre.[5]
Mais Quasimodo n’est pas seul à être mis à l’écart : les truands le sont aussi. Ces marginaux – hors-la-loi et mendiants – vivent dans la Cour des Miracles, un repaire de voleurs et de criminels organisé comme une société parallèle, avec ses propres règles, son roi et son « gouvernement ». Lorsque Gringoire est capturé par ces truands, il décrit la Cour des Miracles comme un lieu où « on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces semblaient s’effacer dans cette cité comme dans un pandémonium »3. À travers cette description, il souligne le chaos et l’incohérence présent dans ce lieu faisant même référence au pandémonium ; un lieu où règne la corruption.
Il pousse encore plus loin cette vision d’animalité humaine et d’humanité animale en supposant « le roi d’ici, ce doit être un bouc ». Dans la symbolique biblique, le bouc porte tous les péchés des fils d’Israël avant d’être exilé dans le désert. Cette image s’applique à Clopin Trouillefou, roi des marginaux, qui, comme le bouc, est rejeté de la ville et contraint de vivre en marge du monde chrétien. Par cette métaphore biblique, Hugo illustre le renversement des valeurs dans la Cour des Miracles : un lieu où les exclus bâtissent leur propre royaume, à l’image du bouc, souverain des terres abandonnées. Il critique ainsi la façon dont la société justifie la répression des classes les plus pauvres en les animalisant. En les traitant comme des bêtes, elle légitime leur exclusion sans remords.[6]
Un personnage en particulier est victime de discrimination raciale : Esmeralda. D’origine égyptienne, elle est d’abord décrite physiquement par l’auteur, puis idéalisée et animalisée par Gringoire. Cependant, lorsqu’une simple pièce de cuivre – symbole de son appartenance aux Bohémiens – tombe de sa natte, toute cette illusion s’effondre immédiatement. Gringoire, soudain désenchanté, estime qu’elle perd tout son charme, allant même jusqu’à affirmer que « toute illusion avait disparu ».4 La brutalité de cette transition illustre avec force la puissance du préjugé racial. Ainsi, Hugo met en lumière la manière dont la société de l’époque fantasmait les étrangers : tant qu’ils restent mystérieux et fascinants, ils sont tolérés, mais dès qu’ils sont identifiés comme membres d’une minorité marginalisée, ils sont méprisés.
Finalement, l’animalité chez Hugo ne se limite pas aux traits physiques ou aux comportements des personnages. C’est tout son univers, et même la ville de Paris, qui est traversé par cette animalisation, nous poussant à une véritable remise en question sur la nature humaine et son rapport à l’animalité.
Paris est constamment comparée à une ruche ou une fourmilière. Par cette métaphore, Hugo assimile ses habitants à des abeilles ou des fourmis, de petites créatures obéissant aveuglément à une reine (ou un roi, à cette époque) et travaillant sans se poser de question. L’Homme devient un simple rouage dans une mécanique collective, où il suit les ordres sans réflexion. La ville devient presque une créature, un monstre urbain dans lequel les humains se perdent et se déforment. Notre-Dame vient se placer en plein milieu de cette jungle urbaine, un terme désignant l’agitation chaotique des métropoles modernes, transformant la cathédrale en observatoire privilégié de cette déshumanisation collective.
À son sommet, les gargouilles résident, semblant surveiller Paris de haut, figées et silencieuses, mais prêtes à s’animer. Sculptées pour représenter des figures monstrueuses, elles sont à la fois décoratives et protectrices, entre l’humain et la bête, tout comme Quasimodo. À travers elles, Hugo brouille encore les frontières entre l’inerte et le vivant, entre l’humain et l’animal, supposant que dans ce monde, il n’y a plus vraiment de place pour l’humain pur : tous glissent vers une forme de monstruosité, de bestialité ou d’illusion.
Hugo met en lumière ce paradoxe à travers Quasimodo et Frollo. Quasimodo, malgré son apparence monstrueuse et bestiale, est celui qui incarne l’humanité la plus sincère, notamment à travers ses sentiments. À l’inverse, Frollo, figure religieuse censée incarner la morale et la raison, succombe à ses pulsions les plus primaires. Ce renversement altère la frontière entre le bien et le mal, entre l’Homme et l’animal, et questionne la véritable nature de l’humanité.
Mais alors, si Paris même est un repaire animal, où se situe réellement l’Homme dans l’œuvre ?
Si dans la Cour des Miracles, l’humain est comparé au chien, si le chien est confondu avec l’Homme, si dans les rues Esmeralda et Djali partagent une ressemblance troublante, où s’arrêtent les frontières de l’animalité ?
Que ce soit dans la vision des personnages, dans celle de l’auteur ou encore même celle du lecteur ?
Que ce soit dans la capitale ou dans le repère des marginaux ?
Pourquoi le peuple agit-il presque naturellement tel un animal sans jamais se remettre en question ?
Victor Hugo ne se contente pas d’animaliser ses personnages pour les rendre plus pittoresques ou marquants. Il utilise cette animalité comme une véritable clef de lecture de son époque, de la société, et de l’âme humaine. À travers des figures comme Esmeralda, Quasimodo ou Frollo, il brouille les frontières entre l’Homme et l’animal, entre l’humain et le monstre.
En passant par l’animal, Hugo renforce la puissance de sa dénonciation : la métaphore animale, déjà exploitée dans les fables de La Fontaine, permet de pointer du doigt les travers de la société sans que l’Homme ne se sente immédiatement visé. Cette mise à distance lui offre alors une meilleure compréhension de ses propres injustices. À travers Notre-Dame de Paris, Hugo nous pousse ainsi à nous interroger : et si la véritable monstruosité ne résidait pas dans l’animalité, mais bien dans la manière dont l’Homme traite ses semblables ?
- Définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) ↑
- Notre-Dame de Paris, Livre II ↑
- Ibid. ↑
- Notre-Dame de Paris, Livre I ↑
- Raymond Balestra, Gargouilles et Chimères médiévales https://www.pedagogie.ac-nice.fr/dsden06/eac/wp-content/uploads/sites/5/2018/04/Gargouilles-et-chimeres.pdf ↑
- La chèvre et le bouc dans la Bible, in Le Monde de la Bible ; https://www.mondedelabible.com/la-chevre-et-le-bouc-dans-la-bible/#:~:text=Azazel%20pourrait%20d%C3%A9signer%20un%20d%C3%A9mon,(Es%2013%2C21 ↑